Liberum Mortis
J’ai décidé de me suicider aujourd'hui, et je ne sais plus
pourquoi. Mais il est encore jour. Il faut attendre la nuit. Il doit être
horrible de mourir le jour. Tous ces humains qui traînent leurs malheurs et
leurs déceptions. Ils se jetteront avidement sur ma mort, pour y puiser
consolation à leur vie misérable. Ils se diront, sans se l’avouer :
« Au moins nous, nous sommes encore en vie ! » Je n’ai point
envie que les autres se mêlent de ma mort. Ils se sont fait une pâture de ma
vie que je voudrais mourir d’une mort solitaire, une mort égoïste.
Les gens sont par trop nombreux et bruyants, impudiques, le matin.
Cette façon de s’exhiber et de s’étaler me répugne. Cette flânerie humaine
m’est insupportable. Elle montre combien l’homme a perdu toute pudeur. Cette
tendance à se précipiter sur la première occasion pour battre les rues afin de
voir ses semblables et d’être vu, recherche vaine de reconnaissance pour
trouver motif à leur vanité, dépasse mon entendement. Cette convoitise
insoutenable de la promiscuité humaine à tout prix, aux dépens même de son
orgueil est impudique, le comble de l’indignité. Au temps de jadis, lorsque la
grandeur d’âme était une vertu recherchée, tout individu réputé pour la
recherche de l’amitié du grand nombre, de l’approbation de la masse, était un
homme indigne d’amitié. Tout homme soucieux de sa dignité fuyait l’indigne
compagnie de cet esprit-valet. Tout homme incapable de solitude est indigne
d’amitié. Ne connaît la vraie valeur de l’amitié que le solitaire. C’est parce
qu’il refuse de voir un ami en toute personne qu’il choisit la solitude.
Je me sens en bonnes dispositions ce matin pourtant. Je ne suis
pas du tout triste, ni pris de mélancolie. Je suis fatigué, simplement. Ma
solitude n’est point cause de ma fatigue. Ma solitude est digne. Elle préfère
s’éteindre avec moi que s’anéantir dans l’autre. Je ne crois pas qu’il faille
être malheureux ou souffrant pour décider de partir. Je ressens vivement encore
l’emprise de la raison sur ma volonté. Je ne me suicide point par désespoir. Je
ne déclare pas non plus forfait devant la vie. Ma mort est une décision de la
vie. « Je vis dans ma mort ».
Seulement l’autre m’embarrasse dans la mort. Ils sont par
trop impertinents ces « vivants » de vouloir s’occuper séant des
morts. Ils ont été assez importuns dans la vie que je voudrais les écarter de
ma mort. Ce n’est point par considération pour les vivants. Mais par souci de
ma dignité d’homme qui a vécu en solitaire. J’ose quand même croire que je
mérite de décider de ma mort, de profiter d’une mort digne de ma solitude, de
choisir quand et comment mourir. J’aurais aimé être le dernier homme à vivre
rien que pour être le dernier à mourir, à pourrir au soleil, sous le clair de
lune et la compagnie salvatrice des étoiles. Hélas, une telle décision ne me
revient pas ! Cela entraîne la destinée de tous les hommes, et je ne
prétends pas chercher à décider de leur vie, et moins encore de leur mort,
alors qu’ils pensent disposer de ma vie comme de ma mort. L’idée d’être rappelé
à la mémoire des hommes seulement à ma mort m’est inacceptable. Je ne voudrai pas que ma mort soit un prétexte à leurs larmes ; ma mort devrait être une
fin. Elle est une fin. Que m’importe les prières célestes des hommes alors que
mon âme est terrestre, une âme qui a lutté de vif bras pour survivre – pour
vivre. Et bas les pattes ! Vous n’avez aucun droit sur mon cadavre !
Ma solitude humaine a rendu mon corps un cadavre affectif. Il a été tellement
délaissé par l’affection humaine qu’il s’est longtemps chauffé de sa froideur
cadavéreuse. Mon corps a appris à s’enflammer par l’entremise de sa propre
étincelle, par sa propre initiative, sans mendier le toucher humain, ce besoin
insoutenable de chaleur extérieure, cette mendicité par trop humaine.
Et tout espoir de changement des hommes est un leurre. L’espoir,
ce sinistré éternel de la boîte de Pandore, contente les âmes faibles. Il n’y a
que l’idéal et l’absolu qui puissent nourrir les âmes fortes. Elles ne se
satisfont point de l’humainement possible – et dès lors du massivement convenu,
de l’établi. Elles convoitent l’impossible, l’absolu. Les âmes fortes ne
s’épanchent pas dans les possibilités que leur offre le réel ; elles
contemplent le firmament, le populairement impénétrable. Et les hommes étant
incapables de me procurer l’absolu, ils périront avec ma mort. Ma mort
anéantira les hommes.
Je suis pourtant disposé à m’acquitter de ma journée comme à
l’ordinaire. Je ne mange rien le matin, à part le petit morceau de sucre que je
grignote après le café noir, une habitude que j’ai contractée de mes lectures
russes. Je porte mon pantalon tailleur bleu foncé, enlace bien mes souliers
noires – je suis un marcheur infatigable – et endosse mon paletot à revers
croisés. J’aime sortir alors que les hommes se précipitent chacun vers son
occupation. C’est à ce moment où les hommes dans toute leur vulnérabilité
gauche, produit de l’habitude, s’offre à mon regard inconciliable. L’ascenseur
est une occasion pour essuyer le bonjour machinal de ces automates à tâche. Je
n’omets jamais de répondre en veillant à les regarder droit dans les yeux afin
de leur signifier l’impertinence de leur affection déplacée. Cette nonchalance
de la courtoisie ouvrière m’est incompréhensible. Je ne réponds à cette
courtoisie hypocrite que parce que je suis une nature courtoise. Mais jamais je
n'aborderai moi-même autrui par contrainte, ou par habitude insensible. Et
moins encore serrer la main à une personne sans motif amical apparent. Cette
façon de distribuer des poignées de main à la volée s’oppose à ma conception de
l’amitié, territoire fort austère et encore inexploité par les humains. Une
poignée de main, dirais-je, est le signe humain d’une grande affection. Je ne
puis serrer la main, moi, à quiconque. Je sais peser à sa propre valeur mon
affection. En faire don à tout un chacun et au hasard serait une insulte autant
à ma personne qu’à ma solitude.
Entre temps, le froid qui règne dehors m’incite à relever
les revers de mon paletot et à s’y engouffrer jusqu’aux oreilles. Je décide
d’entreprendre une virée à la bibliothèque. Cela me fera faire un long chemin
pour me réchauffer. Je ne suis pas encore mort !
La rue grouille de marcheurs, de cyclistes, de voitures. La
circulation est dense. J’évite de me faire basculer par la hâte aliénante des
passants. Je n’ai aucune envie de les égarer, ces visages hagards. Ils sont par
trop pressés pour apprécier une distraction humaine. Seule la nonchalance
matinale des garçons d’échoppe, les uns balayant le trottoir, d’autres essuyant
les vitrines des devantures, m’égaie. Ma flânerie contemplative m’arrête devant
un garçon fort jeune. Ses manches retroussées dévoilent la blancheur de ses
bras virils, mais dont le poil est encore rare, signe de grandes jeunesses à
venir. Ses joues s’empourprent de son effort matinal. Une buée de son haleine
est expirée à chaque poussée du balai. Il s’arrête soudain pour éponger son
front de l’intérieur de son bras en s’appuyant de l’autre sur son outil
ouvrier. Il s’aperçoit alors de l’insistance de mon regard et me sourit en
s’immobilisant. Toute l’innocence et la vigueur de sa jeunesse émanent de ce
sourire. Je lui souris en retour en inclinant imperceptiblement la tête et m’en
vais à ma marche matinale. Les traits de ce jeune garçon souriant
m’accompagnent un moment avant de s’éteindre par la brise froide.
La journée s’annonce riche. Un très beau jour pour mourir…
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