Que le Verbe soit ! Et le Verbe ne fut pas !

Il avait vécu sa part de vie et était, enfin, prêt à partir. Il était dégoûté de tellement vivre. Point pour avoir trop vécu. Loin de là ! Son vice de trop vivre l’avait lassé. Il avait commencé à désapprendre la vie. Il était trop en marge, trop à côté pour se sentir concerné par la vie. Ou du moins par les vivants. C’était probablement pour cette raison qu’il avait pris la décision de disparaître, simplement. Les hommes sont devenus par trop prévisibles pour tolérer leur compagnie. Surtout pour lui, un être qui lisait à livre ouvert dans les hommes. Tout commerce avec eux n’est tolérable qu’aussi longtemps qu’une dose d’imprévision est présente. Une fois l’apprentissage des hommes est accompli, il ne pourrait plus y avoir quelque goût à vivre. Comment, dès lors, aimer, haïr ou mépriser, tolérer et pardonner à des êtres dont on connaît parfaitement les motifs les plus cachés ?!

« Vivre exige que l’on soit ignorant, voire même un peu con. C’est ainsi que l’on serait capable de tolérer la connerie des hommes. Soyez cons, et vivez ! » Telle est, il semblait à notre cher héros, la maxime de la vie des temps modernes.

Il était à sa table, le regard hagard et la cigarette fumant entre ses doigts. Il n’avait plus rien à écrire. L’encrier semblait s’être vidé, lui qui ne tarissait jamais d’idées. Il avait un torticolis constant de s’incliner tout le temps sur sa table trop basse. Il s’était souvent dit qu’il fallait qu’il en achetât une autre. Mais il n’avait jamais la tête à ces futilités. Son corps, à force d’être négligé, déclinait au profit de son esprit, toujours à l’affût de territoires que ses pieds n’avaient encore jamais foulés. Sauf qu’ils avaient goûté à toute sorte de sols. Le mou comme le dur. Le chaud comme le frais. Le lisse comme le rugueux... Il n’avait plus aucun mot à dire. Il avait perdu l’habilité de parler — il parlait rarement d’ailleurs, ses propos s’articulant en lettres plutôt qu’en sons — et il ne savait plus ce qu’il devrait faire de sa personne. Il s’était épuisé, en pensées comme en propos.

La cigarette qui expirait le mordit vivement aux doigts qu’il se réveilla de sa torpeur. Ses instincts les plus rudimentaires fonctionnaient pourtant à merveille. Dans sa précipitation, il laissa tomber le stylo d’entre ses doigts. Il jeta un regard inquisiteur et méprisant sur ce stylo, qui refusait de lui obéir. Il n’était point superstitieux. Mais un mécanisme, un maillon important, semblait s’être interrompu avec la chute de ce stylo. La vilaine pesanteur le lui avait disputé d’entre ses doigts contusionnés par la perpétuelle morsure du plastique. Le stylo l’avait trahi, apparemment. Il en était pétrifié. Il demeura un moment, saisi, à contempler ce stylo, et il se rendit compte, pour la première fois, que ce n’était, enfin, qu’un objet hideux. Il semblait froid et distant, comme tous ces hommes qui foulent la surface de la terre. Un amas de matériaux assemblés par quelque obscur ouvrier dans le sous-sol d’une usine en Chine, ou quelque part ailleurs où les hommes ne sont évalués que par le nombre de produits fabriqués par jours, ou par heure.

Une terreur le saisissait dans tout son être, que son échine en trembla. Quelque chose s’était pour toujours rompu entre le stylo et lui. Et il était convaincu, dans son for intérieur, que, plus jamais, il ne remettrait la main sur cet objet.

C’en était fait de lui. Son verbe s’était épuisé.

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