La bêtise des hommes me fatigue

La bêtise des hommes me fatigue. Je préfère rester cloîtré entre quatre murs que d’avoir à essuyer leur médiocrité et leur mesquinerie. Il n’y a dans le monde que deux types d’hommes : Les vaniteux, et ce sont les médiocres — on ne se vante que de ce qu’on n’a pas ! — et les geignards, et ce sont les mesquins — ne se plaignent que ceux qui cherchent de l’aide ! — Je n’appartient à aucune de ces deux catégories. Je suis trop de choses pour être vaniteux. Et je suis trop digne pour m’abaisser à me plaindre — surtout pas aux vaniteux ! — Ils sont prodigues en conseils...

Je me sens trop noble pour cette gent qui peuple la terre et qui ne cesse de se plaindre de la pluie, du vent et du soleil. Tout lui est insupportable, tellement l’homme est devenu chétif qu’il ne souffre plus rien. Si, jadis, les poètes narraient les douze travaux de l’Homme, de nos jours l’on raconte les douze paresses de la race humaine... Le monde court derrière les sous, et finit à être en-dessous. L’homme d'aujourd'hui n’œuvre qu’en vue du confort matériel, vertu des temps modernes par excellence. Cette façon de disposer des choses au quotidien autour de sa vie lui épargne le doute et la question, poison des hommes de foi. Elle peuple sa vie de certitudes (amour, Dieu, religion) dont son esprit a besoin pour se sentir en paix, imperturbable. Il n’a que faire des considérations d’ordre supérieur ou des questions dont dépendent l’avenir de l’humanité. Ces hommes prétendent que la vie est courte et qu’il faut, dès lors, en profiter pleinement. Bande d’idiots ! Demandez ce que vaut le temps au solitaire atteint de la pathologie de penser. Lui seul vit et éprouve la dilatation que le temps subit dans les moments de solitude pure. Vivez alors, personne ne vous en empêche ! Mais gardez-vous de placer un mot d’esprit sur la vie. Vos tentatives sont maladroites. L’homme ne vit que comme il pense la vie. Aussi superficiellement qu’il la pense, il la vit. Aussi profondément qu’il la vit, il la pense. Et je suis assez hardi pour dire que l’acte de penser la vie précède l’acte de vivre. Et pour reprendre une formule chère à la gent philosophique, je dirai : On ne naît pas vivant, on le devient.

Cet état de choses, la sottise et l’indifférence des hommes, me condamne à la solitude à perpétuité. Je suis, par là, un solitaire avéré, et de très longue date. Je ne me rappelle jamais m’avoir senti en parfaite symbiose avec les hommes. Ils sont trop soucieux de dissimuler leurs imperfections et insatisfactions pour se découvrir pleinement, pour s’adonner à cette sorte de franchise affirmatrice, signe de bonne santé.

Que l’on ne se méprenne pas sur ma solitude. Elle est affirmation de l’existence, plutôt que négation. Ma solitude est confirmation de la vie. Ce n’est point une fuite. Elle n’est engendrée ni par stoïcisme ni par nihilisme. Je n’ai pas choisi d’être solitaire. Je suis né pour être solitaire. Ma solitude est dès lors fatalité. J’éprouve une volupté à souffrir de ma solitude ; une gaieté de sa générosité. Je suis prodigue dans la solitude. Mes sens, aussi bien que mon esprit, ne connaissent plus de limites. Ils trottent à bride relâchée ; ils accompagnent le vent, le dépassent souvent même. Mes sens sont complètement éveillés, excités. Rien ne leur échappe. Leur acuité s’accroît considérablement dans la solitude. Et mon esprit, par conséquent, s’en retrouve illuminé, capable des plus brillants raisonnements. Mes sens ainsi, par leur envolée, portant mon esprit vers des hauteurs encore infranchissables par le reste de l’humanité. Dans ces hauts lieux, je ressens une gaieté libératrice ; de la bonne humeur, prélude de la bonne santé que la vie accueille à bras ouverts.

Voici donc ma vie. Voici donc la maxime de mon bonheur : Je vis dans la solitude ; je meurs en autrui.

Je connais par trop les hommes pour tolérer leur compagnie. On ne parvient à cohabiter avec l’homme que tant que l’on ignore les motifs qui régissent son comportement. L’ignorance, ainsi, aidant au maintien du commerce des hommes et de la société. Mon esprit est trop clairvoyant pour me dissimuler la puérilité du jeu des relations humaines, du faire-semblant social. Rien n’est entretenu gratuitement par l’homme. Même le plus petit mot, le propos le plus apparemment innocent, cachent derrière eux un intérêt, aussi minime soit-il. Et bien que beaucoup d’hommes ait conscience d’une telle réalité, il leur est aisé de maintenir commerce avec autrui, préférant, de loin, être ignorants que d’abandonner tout trafic avec leurs semblables. C’est un destin qui leur est haïssable. Ils répugnent à porter ce fardeau infernal. Il est trop lourd pour leur dos incliné par l’habitude des courbettes et des révérences. Alors que le solitaire marche toujours, l’allure digne, la tête haute, vers sa destinée ; endosse sa tâche, que les montagnes mêmes répugnent à soulever.

Votre solitude peine à dissimuler votre mécontentement. Votre solitude est fardeau subi, point vécu. Elle gémit sous le poids, tout en épiant désespérément quelque regard fugitif, plein de complaisance et de pitié, dont les âmes charitables ne sont point avares. Vous vous soumettez, vous suppliez, vous priez à la première occasion. Vous criez au secours. Que l’on reconnaisse votre misère, que l’on compatisse à votre sort, lamentable, pathétique. Pitoyables que vous êtes ! Leur regard, leur pitié et leur compassion vous trompent ; ils vous donnent l’illusion de souffrir moins, en souffrant ensemble. Et pourtant, leur pitié ne diminue en rien la lourdeur de votre fardeau. Bien au contraire ! Sa morsure sur vos épaules augmente davantage, après ce moment d’euphorie fuyante — la pitié empoisonne la vie du souffrant. Elle rythme sa vie de moments euphoriques, de symbiose avec un fragment de l’humanité afin de le plonger, bien trop tôt, dans des tourments plus intensément ressentis.

La misère de ses hommes ne vient pas seulement de leur fardeau. Le but vers lequel ils se dirigent les rend encore plus misérables. Ils ne savent trop où porter leurs pieds incertains. Leur instinct de troupeau les emporte vers le « droit chemin », le sentier battu par les pieds aux pas ramollis de leurs aïeux. L’histoire de l’humanité ne manque point de modèles sur l’exemple desquels ils peuvent adapter leur conduite. D'autres — pauvres fous ! Essaient d’aller sur les traces du solitaire. Mais ils découvrent bientôt qu’ils sont incapables de suivre son rythme, bien qu’il ne soit point rapide — toute hâte, pour lui, est péché contre sa nature gracieuse. Il est trop ferme et décidé pour leur esprit habitué aux certitudes plates et abêtissantes, avalées sans réflexion préalable, sans mise en question, sans « réévaluation », et qui s’effondrent à la première mise à l’épreuve, ces hommes s’écroulant à leur suite. Désormais, étant dépourvus de toute référence, ils sont confus, perdus. Ils ne savent trop où se diriger, leurs idoles les ayant abandonnés. Et ils ne pensent même pas à l’idée, trop hasardeuse pour leur esprit-serf, de mettre à terre leur fardeau ; ils ne le pourraient d’ailleurs : Leur fardeau est subi. Comme il a été involontairement endossé, il ne pourrait être mis bas volontairement. Ces hommes ne vivent pas. Ils ne font que subir leur vie, que l’endosser. Vous, décadents, vous êtes les portefaix de votre vie. Et votre échine en est toute recourbée. Comment, dès lors, pourriez-vous regarder la vie, droit dans les yeux, quand elle est au-dessus de vous ?! Ainsi, votre attitude devant la vie est semblable à celle du valet — je suis assez généreux en vous disant valet ! devant son maître.

Et vos mariages ?! Venons-en — ou plutôt à bout — de vos mariages ! Ces liens humains, par trop humains, que vous entendez être le socle et le pilier de toute conservation et de tout progrès de l’avenir... Que de mensonges crachés de la gueule puante, et par là-même incommodante et importune, de la religion, avalés promptement et sans nulle protestation par la plèbe, avide de mariages, de sécurité et de confort douillet.

Le mariage, la trop soi-disant institution, appellation qui trahit le projet de l’instaurer comme loi sacrée et inaliénable de l’humanité, prétendant représenter son propre salut et sa salvation, la conservation de sa race, s’il lui est assigné de protéger, il ne le fait qu’au profit des lois et préceptes des religions et de la morale, — d’ailleurs toute religion est monogamique, dans son sens le plus large (de stabilité doublement, triplement et quadruplement assurée). Cette stabilité matrimoniale trahit un penchant pour la paix, mets de prédilection de l’animal de troupeau, point à la hauteur du sentiment de la guerre et des aspirations nobles — aristocratiques. Toute stabilité est d’ailleurs une atteinte à la liberté et à l’indépendance de l’esprit, conditions nécessaires à la culture et au maintien de l’âme noble. Le mariage, pour le dire franchement et durement, trahit le projet de domestication de l’homme et de la détérioration de l’énergie propre à cultiver chez lui la Volonté de puissance. Ses aspirations les plus hautes deviennent dès lors médiocrité, effleurent et côtoient la plèbe. Sa volonté se transforme en une sorte d’acquiescement propre plus à l’être abattu, à l’animal sans parole, qu’à l’homme. L’animal même garde un soubassement d’instinct qui le fera sauter au cou de la première menace d’atteinte à son royaume, à son règne.

L’homme ainsi se détrône, en croyant asseoir sa volonté (ce qu’il a de plus précieux !) sur le trône du mariage. Cette chaise de gaze s’émousse, s’évanouit et disparaît, comme si elle était de neige — ce pauvre marié, ce bonhomme de neige ! Sa couronne de singe, de bouffon, d’avatar d’homme ressemble aux habits neufs de l’empereur... Tous les mariés la perçoivent. Mais tout esprit libre, toute âme grandement et franchement enfantine, le dévêtira de ses habits vains.

Mais où sont donc de nos jours les oreilles fines pour les tendre aux propos des âmes-enfants — des esprits libres ! En attendant qu’une sorte d’évolution s’accomplisse, témoignant du développement de l’ouïe de l’humanité, nous entendrons encore et verrons, d’une oreille et d’un œil navrés, les chants et les danses à l’hommage des mariages... de ce trop de tapage nocturne et nuptial.

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